Marche dans la Sierra Norte /Expediciones Sierra Norte (Oaxaca), Pâques 2024
Journal
de marche dans la Sierra Norte de Oaxaca au milieu des Pueblos
Mancomunados, entre 2000 et 3200 mètres d’altitude, du 27 mars au 5
avril 2024.
Les
cloches de l’église juste en face de mon auberge à Oaxaca me réveillent presque
en ce Mercredi Saint. Vite, je saute dans un bus qui me dépose en fin de
matinée au croisement de Teotitlán del Valle : 4 km à pied plus loin, j’entre
dans l’Office de tourisme de ce gros village de 7000 habitants, au pied de la
chaîne de montagnes que je m’apprête à découvrir. Ivan et Luis m’y accueillent
et m’expliquent le fonctionnement passionnant de la vie publique dans les
villages de la région, sous le régime de la comunalidad, synthèse des
systèmes pré-colombiens et espagnol. Ici, pas d’impôts locaux mais l’obligation
d’accomplir des charges communautaires (Ivan travaille à México mais revient
toutes les deux semaines pour accueillir durant trois jours les touristes,
trois ans durant). On peut commencer enfant, comme enfant de chœur, puis
choisir parmi toutes les fonctions qui font tourner la vie collective – aucune
n’est donc rémunérée. À Teotitlán, il faut en avoir fait au moins cinq pour
pouvoir être élu à la direction du village, et si le maire est défaillant, il
peut être révoqué (ce fut le cas il y a deux ans : il se servait dans les
caisses)[1].
Un fonctionnement sommes toutes assez proche des caracoles zapatistas du
Chiapas.
Mais
trêve de palabres : Luis m’indique un restaurant communautaire hors circuit
touristique (il m’indique le double du prix, sans doute une déformation
professionnelle, lui qui est guide...), puis je reprends la marche, sieste dans
mon hamac et finis par trouver où passer la nuit, un peu au-dessus de la route
au milieu de buissons secs et des rocailles. Vive la tente !
Jeudi
matin, Jonathan (guide lui aussi) me fait faire les derniers kilomètres dans sa
voiture, destination Benito Juárez, mon point de départ. En chemin, nous
croisons le lieu-dit Rio verde (Rivière verte) : « Dans mon enfance,
coulait ici une rivière, me dit Ivan, mais depuis quinze ans [2009] il n’y a
plus rien ». Dans un virage, il m’indique une sorte de chemin permettant
de redescendre vers Teotitlán en évitant tous les lacets de la piste de terre –
je prends bonne note et des repères pour tenter de le retrouver à mon retour.
La bonne surprise de mon arrivée à Benito Juárez, c’est de trouver un peu partout des robinets distribuant en abondance une délicieuse eau de source : voilà une excellente nouvelle, j’aurai donc de la vraie eau durant toute ma marche !
Le village porte le nom du restaurateur de la République mexicaine après l’épisode du Second Empire : ce héros national était un enfant du pays. Il a ici sa statue (comme dans un autre des huit villages Mancomunados) et a donné son nom à toute la chaine de montagnes. Un peu de tristesse devant ce qui est sans doute un manque d’information : B. Juárez, libéral ami des Américains, est celui qui, avec les Lois de la Réforme, à la fin des années 1860, a démantelé les terres des communautés paysannes établies depuis les temps pré-hispaniques et préservées durant la colonie, au plus grand profit des grands propriétaires et des étrangers (les Gringos bien sûr) – c’est là l’origine de la lutte armée d’Emiliano Zapata et donc (pour partie) de la Révolution de 1910.
Allez,
laissons tout cela et marchons. La Neveria est à deux heures environ. C’est
tout petit, et j’y arrive un peu avant 16h et l’Office du Jeudi Saint. Trois
personnes sont dans l’église. « Vous voulez participer ? » Oui, bien
sûr, mais je n’avais pas tout à fait compris le sens de la question :
quand arrive Stela (qui dirigera la célébration) et d’autres membres de la
communauté, on me prie d’enfiler un habit sur lequel il y a un nom – et me
voilà transformé en l’un des douze apôtres qui vont se faire laver les pieds !
Et par un Jésus féminin !! (il y a vingt-sept villages dans la paroisse, la
curé est obligé de déléguer, ici donc à Stela). Bon, on ne m’a pas vraiment
donné le beau rôle (Judas Iscariot), mais en termes d’accueil, c’est plutôt
fort. Ce qui m’intrigue et m’amuse, c’est de constater qu’en priant avec le Je
te salue Marie, je fais le même ajout qu’eux : « Madre de Deus y
Madre nuestra » (et notre Mère) – nous sommes bien de la même
fraternité...
On m’a
promis des photos de cette célébration, je les attends encore… !
Avant de quitter La Neveria, je demande à nouveau à Celia (qui m’avait indiqué
l’église) où je pourrais acheter de la nourriture : sa fille ou belle-fille
Rita s’empresse alors d’aller me chercher quatre délicieux tamales (préparation
à base de farine de maïs) qu’elle insiste pour me les offrir – et avec un large
sourire ! Me voilà avec assez d’énergie pour aller planter la tente quelques
kilomètres plus bas, à l’orée d’un bois.
Sitôt
sorti du bois le lendemain matin, je tombe sur des arums blancs sauvages, et sur Cerina, une jeune Hollandaise
dynamique qui, comme moi, peut voyager un mois avec un petit sac à dos type
bagage en cabine, mais qui, elle, marche avec son GPS et son horloge allumés.
Nous échangeons autour de ce merveilleux mot commun aux langues germaniques que
m’a fait découvrir une chanson de Paul McCartney que je fredonnais la veille : wanderlust,
la passion des voyages, ou mieux me dit Cerina : la passion de découvrir des
lieux nouveaux. Nous nous quittons à Latuvi : elle pour le restaurant, moi pour
rejoindre la procession du Vendredi Saint qui a déjà commencé et qui finit par
une longue et belle prière dans l’église – ce que je retiens de l’homélie du
séminariste (qui officie ici) est de loin ce que j’ai reçu de plus nourrissant
à date pour cette célébration. Décidément, je me sens bien parmi ces personnes.
Une distribution d’aguas de sabor (de courge, d’hochata et de jamaica)
suit la prière, occasion de rencontrer Abraham, le séminariste, qui me parle
avec le feu dans les yeux du « Maestro San Juan » (Saint Jean de la
Croix) et de sa théologie-anthropologie intégrative non moralisante ni
intellectualisante, ainsi que d’un philosophe heideggerien espagnol (Abraham m’a
promis de m’envoyer son nom, j’attends encore…) : que de mondes vivifiants à
découvrir encore ! Nous nous disons au revoir... mais il revient pour me
proposer de partager le modeste repas avec l’équipe en charge de l’église (à
plein temps durant un an) : une soupe de nopal (petit cactus) et de crevettes.
Il me fait rire en évoquant sa grand-mère sur le certificat de naissance de
laquelle était inscrit « India natural » – lui a le sang
mélangé. Et il se montre bien réaliste en parlant à la fois du grand sens de l’accueil
des gens d’ici, mais aussi du fait qu’ils ont le sang chaud et que cela peut
vite tourner en vrille – j’avais senti tout cela lors de mon court passage à
Oaxaca. Il file à Benito Juarez pour sa troisième célébration de la journée, et
je retourne à ma marche, non sans avoir pu danser nu les Lettres hébraïques
dans un endroit isolé et plat.
On
m’a promis des photos de ce repas à cinq, je les attends encore… !Arums jaunes
Jamais je n’ai senti le temps suspendu comme en ce Samedi Saint : une attente de la Résurrection soutenue par la marche quasi en solitaire le long du Camino Real, où l’accumulation des beautés de la nature me pousse à ouvrir mon appareil photo et à m’arrêter bien souvent.
Un pont au-dessus d’une rivière, et un peu
plus loin l’arrivée sur une route toute neuve faite de grandes dalles de ciment
ajustées : je crois Lachatoa plus en bas et descends donc sur la gauche...
jusqu’à rencontrer devant un mirador élémentaire Edgar, Ida et leurs enfants :
on me donne de l’eau minérale, on m’apprend que cette route ne va nul par ailleurs
qu’à un croisement dix kilomètres plus loin, et que le village en contrebas est
San Juan Chicolezuchil, le centre de la paroisse où j’avais idée de me rendre
dimanche. Heureusement, un sentier déboule de la colline, et j’y suis bientôt,
non sans avoir repéré un endroit plat et à l’écart du chemin où il serait
possible de passer la nuit. En montant vers l’église, je croise Salvador et ses
enfants, venus de Mexico pour les fêtes ; on insiste pour m’offrir une nouvelle
bouteille d’eau minérale, mais je renvoie le gâteau à la fin de la célébration
pascale qui va commencer. Celle-ci s’ouvre symboliquement près du cimetière
autour du feu, puis procession priante jusqu’à l’église où tout est dans l’intériorité
jusqu’au Gloria de la Résurrection : là, tout se gâte (pour moi), la banda
filarmonica du village entre en scène et ne laissera plus guère de répit ni
à l’assemblée, ni au prêtre... Heureusement que je peux sortir après la
Communion et contempler l’étendue du ciel étoilé qui me parle autrement plus de
Dieu…
La nuit sous ma tente, entre les doux échos de la rivière voisine et les bruits
de la kermesse qui se prolongent bien au delà de la célébration, je médite sur
tout cela et comprends : la Résurrection de Jésus s’est faite dans le silence,
ce silence des commencements qu’évoque le récit de la Création proposé en
première lecture ; les femmes qui se demandent qui leur roulera la pierre du
tombeau font écho au jeune Isaac qui demande où est l’animal du sacrifice – « Dieu
pourvoira » répond son père Abraham dans la deuxième lecture ; et la
conscience peut « traverser la Mer rouge » de la troisième lecture en
accueillant cette réalité fondamentale : la Vie a vaincu la mort. En
définitive, la philharmonie du village m’a beaucoup appris, par une sorte de
théologie négative...
Matin
de Pâques : je file à San Miguel Amatlán de bon matin, espérant trouver une
célébration un peu plus priante que la veille – mais j’arrive trop tard, elle s’est
faite dès 7 heures et l’église et maintenant fermée. Durant les un peu plus de
deux heures pour faire l’aller-retour San Juan - San Miguel, montent des chants
des différentes églises célébrant les unes après les autres : c’est comme si
toutes les montagnes louaient la Résurrection, c’est de toute beauté ! Ce fut
mon plus fort temps de prière en ce jour : à San Juan, la philharmonie est
toujours là, m’obligeant aux boules Quies et à des sorties répétées de l’église
– c’est même pire que la veille, avec pétards au moment de la Consécration !
Tout pour tuer dans l’œuf une quelconque tentative d’intériorisation... Au
moment des processions finales, je me retire lire les textes et écrire à ma
famille et à mes amis, et comme il faut manger, je demande au premier monsieur
venu s’il y a un magasin : « Non, mais viens manger un bout à la maison »"
! Voilà comment je me retrouve à partager avec Catalino et Maria un délicieux
ceviche de fruits de mer maison, puis à être invité à participer au repas
collectif qui va suivre : après le rituel de la mise à mort du centurion (une
pure invention : le premier païen à avoir reconnu la divinité de Jésus sur la
croix aurait été mis à mort par les autorités juives), sur le terrain de basket
où se déroule des tournois depuis la veille, c’est ripaille offerte à tout le
monde ! Je comprends mieux pourquoi durant la célébration, il y avait des
personnes déguisées en costumes « d’époque ». Les réalités
culturelles ont aussi leurs bons côtés...
J’aurais pu m’en aller ensuite récupérer mon sac caché dans un tunnel à eau
sous la route à San Miguel... mais on m’invite à rejoindre un groupe : Abraham (le
séminariste de vendredi) a fini ses offices, est revenu là où il demeure et m’a
reconnu. Je lui partage mes découvertes pascales de la nuit et on me partage
force mezcal (eau de vie de cactus) – je suis raisonnable, mais certains du
groupe ont une sacrée descente ! Parmi eux, Avelino, du comité de gestion de l’église,
me propose une chambre pour la nuit – vue l’heure qui avance, j’accepte et aide
ce bonhomme de 84 ans à rentrer chez lui, ce qui n’est pas de trop... Il me
fait rire en réagissant à mes impressions sur le côté un peu kermesse des
célébrations ici : « Los franceses son chingones en oración »
s’exclame-t-il, ce qui pourrait à peu près se traduire par « Les Français
sont trop forts côté prière »… ! Après une bière chez Don Pedrito (le
chef du comité de l’église), je disparais entre les planches ajournées, le
grillage et le toit de tôle du petit baraquement où, jusqu’à tard dans la nuit,
je serai bercé par les aboiements de chien et les commentaires endiablés et
sonorisés des derniers matchs de basket (qui participent des animations de
Pâques ici)...
On
m’a promis des photos de cet apéro de Pâques, je les attends encore… !
Lundi,
7 heures : ma première douche (froide) depuis mon départ dans les toilettes
municipales. Tous mes habits y passent aussi, ils sècheront vite au soleil.
8 heures : enfin une messe pleine d’intériorité, accompagnée à la guitare par
une franciscaine presque aussi bonne que Hermana Glenda, pour bien commencer le
mois d’avril, un lift par le curé pour aller récupérer mon sac, puis retour à
la marche : San Juan, Lachatoa voisin, direction Yavesía où un monsieur m’a
promis d’arriver dans une heure trente environ – il me faudra en fait presque
deux jours... J’ai mal compris l’une de ses indications (maintenant, je sais
que hancho veut dire uniquement « large », et non pas aussi « encaissé »...)
: je grimpe, rencontre une route près d’un réservoir d’eau et derrière un
sentier allant sur la gauche, comme on me l’avait dit. Plus loin, une maison
abandonnée, puis une bouteille de plastique plantée sur une branche : c’est
sûr, je suis sur le bon chemin. Sauf que le sentier fini subrepticement par
disparaître, et qu’à un moment j’ai fini par me dire « autant avancer
plutôt que de tenter de le retrouver »... Avancer vers ce que j’imaginais
être la bonne direction, et en réutilisant une « méthode méditative d’orientation »
qui m’avait été très utile quand je m’étais perdu au milieu de nulle part dans
le nord de la Grèce, il y a des années. Ce que j’imaginais être des petites
bouses de vache, maintes fois croisées depuis trois jours, me rassuraient sur
le fait que ces coins étaient « humanisés ». Le passage par un lit de
rivière plus ou moins asséchée, plein de moustiques, de petites lianes
traîtresses, de ronces à la mexicaine (épines plus petites qu’en Europe, mais
nettement plus nombreuses...) et autres gâteries ont fini par rendre mes jambes
dénudées (j’avance en short) plus dignes d’un Vendredi Saint que d’un lundi de Pâques...
Mes lunettes ont sauvé plusieurs fois mes yeux mais une branche a fini par se
tordre… Je pousse vers ce que je devine être le Nord, trouve en haut d’un mont
un espace plat : mieux vaut m’arrêter là et attendre demain pour y voir clair.
Je viens de vivre la journée la plus sportive de mon périple, mais ne
poursuivrai pas à ce rythme, je ne suis pas adepte du don de sang à la manière
des anciens Aztèques, Zapotèques et autres Mayas... Surprise : en dansant la
lettre Aleph juste avant le coucher du soleil et de filer dans ma tente, se
modifie légèrement un passage sur lequel j’avais un questionnement depuis des
semaines. Étrange cheminement des inspirations...
Grand grand silence de la nuit, au milieu des arbres et des montagnes seuls - « dans ce silence complet règne la plus grande activité de Dieu » (Spalding, La vie des maîtres, Paris, J'ai lu, 2023, p. 312)... Profond ressourcement et plongée aux racines de la confiance. Le soleil levant me confirme l’Est, l’impossibilité de poursuivre au Nord (face à moi, d’immenses hauteurs), et la direction du Sud : la chaîne descend lentement, c’est celle que j’ai vue en rejoignant San Juan. Ma « méthode méditative d’orientation » fonctionne à merveille : j’évite tout trajet douloureux pour les jambes et arrive bientôt le long d’une rivière – avec un peu de chance, c’est celle qui passe sous le pont du Camino Real croisée vendredi. En attendant, un bassin sur son lit me donne la joie d’une baignade matinale vraiment bienvenue pour nettoyer les traces des aventures de la veille. Sur les berges, à nouveau les petits excréments d’hier. Quelques kilomètres plus loin, le Camino, le pont, la route de ciment : cette fois-ci je prends à droite et rejoins Lachatoa, où une petite surprise m’attend – une voiture s’arrête avant de me croiser, et la famille de Edgar et Ida rencontrée samedi au mirador me salue avant de rentrer sur Oaxaca ! Mais une plus grosse surprise est au rendez-vous : « ¡Señor! ¡Señor! » – les ouvriers qui travaillent sur le toit de la maison d’où sort cette voix de crécelle impérative me font signe de passer outre et de continuer mon chemin vers l’un des comedores du village. « ¡Señor! ¡Señor, ven aquí un ratito! » (« Monsieur, monsieur, venez ici un petit moment ») : ai-je mal fait en montant sur un muret afin de saluer l’âne m’ayant accueilli d’un tonitruant hihan ? Je ne peux pas laisser ouverte cette hypothèse, et s’il faut aller présenter des excuses, j’y vais. C’est Alda qui m’accueille avec un sourire et m’explique que sa maman de 94 ans a la maladie d’Alzheimer. J’ose : « ¿se puede comer aquí? » (« Est-il possible manger ici ? » – Claire m’avait suggéré de demander aux habitants de manger chez eux). Et me voilà bientôt installé devant un repas complet et abondant, que je partage bientôt avec les ouvriers qui font leur pause déjeuner : tout ce que j’aime, nourriture et convivialité, un sacré cadeau ! Alda est tout heureuse de ma visite et me montre les quelques objets hérités de son père, décédé il y a quelques mois aux alentours des 100 ans : avec ses frères et sœurs, ils projettent d’en faire un petit musée familial – je lui suggère de l’appeler Museo japonés, du surnom qui avait été donné dans le village à son papa. Ce serait un succès touristique assuré.
On
m’a promis des photos de ce repas tombé du ciel, je les attends encore… !
Je reprends la route après m’être bien fait préciser le trajet : cette fois est
la bonne...où presque : refuser de monter dans trois voitures me permet la
rencontre avec Telesforo, qui laisse filer son âne chargé de terre fertile le
temps de notre échange. Donitila, sa mère de 72 ans, vient d’être diagnostiquée
d’un cancer grave et avancé ; il a dans le recoin de sa chemise des épines
supposées, en association avec les Griffes de chat, pouvoir guérir du cancer –
sa mère a été soulagée la veille par ce type de tisane... Je lui dis que j’aimerais
en savoir plus sur cette médication, et lui partage les plutôt bons résultats
de ma collègue et amie Christine avec le CDS (solution de dioxyde de chlore),
qui sait... J’apprends par lui que toute la région du Camino Real et les
hauteurs qui l’entourent sont le domaine du puma – ce que pris hier et ce matin
pour des petites bouses de vaches étaient bien plutôt les traces de cet animal,
au demeurant non agressif avec les humains à ce qui se dit ici... Telesforo m’indique
enfin le chemin qui me mènera à la rivière où des automobilistes m’ont promis
une belle baignade – le temps d’y arriver, la nuit est presque tombée. Des
annonces de haut-parleurs me disent que Yavesía n’est pas loin, mais ce sera
pour demain.
Qu’il
est étrange, dans ce joli village rejoint étendu le long d’une vallée à 2200
mètres d’altitude, d’entendre résonner dès 9 heures le matin suivant des
annonces municipales qui semblent rythmer ici le temps collectif (jusqu’à la
nuit donc). Je trouve cela très intrusif, un peu à la manière de certaines
pratiques apparues durant les confinements (drones surinant des « rentrez
chez vous » et autres pratiques dignes de régimes autoritaires), un goût
de « Big Brother is watching you » ((« Grand
Frère te surveille »…)... Plus sympathique, je note ces phrases
peintes sur des planches au grès des rues (il y en a dans tous les villages) :
« En la naturaleza, no hay recompensas ni castigos, solo consecuencias »
(« Dans la nature, il n’y a ni récompenses ni punitions, seulement des conséquences »)
/ « La verdad os hará libres » (« La vérité vous rendra
libres ») / « El arte es una expresión de amor » (« L’art
est une expression de l’amour ») / « Tu eres valioso, quierete »
(« Tu as de la valeur, aime-toi »). Mais pas le temps de trop
méditer sur ceci cela : j’ai mille mètres de dénivelé en perspective et un
repas à prendre là-haut ! À mi-parcours, Sergio me fait monter à l’arrière de
son pickup et je fais vingt minutes sous une bâche avec sa femme Yolanda et leurs
deux filles – ils vont ramasser les patates de leur rancho et me laissent à une
heure trente de marche de Llano Grande, où Cristian ne me donne pas le temps d’entrer :
il sort de son office du tourisme (où il fait son service communautaire), trop
content d’avoir de la visite. Il me mène au chemin qui va me permettre d’éviter
la route que je viens de parcourir, pour rejoindre Cuajimoloyas où il m’a
promis une truite à me mettre sous la dent. Est-ce la perspective de la truite
ou les 3200 mètres d’altitude qui me donnent des ailes ? je parcours en
deux heures ce qui était annoncé pour trois. À l’arrivée à Cuajimoloyas, un
vieux monsieur m’indique le comedor de trucha et la direction pour la
suite du chemin. Un bon repas, un temps de prière dans l’église ouverte, un
beau coucher de soleil : il ne me reste plus qu’à trouver un spot pour la nuit –
ce sera sur une petite hauteur de pins nichés au-dessus d’un champ de vaches
délimité par un alignement de maguey (je trouve tout juste une petite ouverture
entre les épines redoutables de ces grands cactus pour passer).
D’un
côté, la montagne qui vient de m’accueillir plus d’une semaine durant ; de
l’autre, la vallée où je redescendrai pour rejoindre la grande ville. Dans l’immense
silence de la veille nocturne, je suis pris d’une sorte de tristesse, d’une
nostalgie à peine troublée au matin par un arbre coquin. Je marche dès l’aube à
grands pas vers Benito Juárez tout proche, pris d’une griserie qui m’accroche
un peu plus à ces montagnes que j’aime et que je ne voudrais plus quitter –
cette forte émotion connue aussi au retour de mes semaines de marche en Italie
et dans les Balkans il y a des années... Me revient le poème de Baudelaire Enivrez-vous.
Oui, mais ni de vin, de poésie ou de vertu, mais bien plutôt de grand air, de
mouvements et de rencontres !
Sur
le chemin, je salue un vieux monsieur assis dont le visage m’est connu mais que je n’identifie pas.
Je le retrouve à Benito Juarez : lui m’a reconnu depuis Cuajimoloyas, c’est
tout simplement le comisariado de bienes comunales, autrement le maire
des Pueblos mancomunados. Il me mène à la résurgence de la source qui
alimente le village : le petit bassin qui l’accompagne n’est inhabituellement
plein qu’à moitié : il n’a pas plus dans la région depuis fin octobre,
février et mars sont restés secs cette année... Aron m’apprend aussi que les
huit pueblos mancomunados ont repris l’accueil des touristes
depuis un peu plus d’un an seulement : la peur du covid 19 (qui n’a fait aucune
victime ici) les a fait se couper du monde deux ans et demi durant, imposer les
masques partout (j’ai encore vu un jeune masqué sur sa mobylette, à 3200
mètres...) et surtout la « vaccination » à tout le monde. Aron
disparaît opportunément lors du passage d’un gros camion de travaux m’ayant
fait me retourner et me boucher les oreilles pour échapper aux bruits et aux
fumées (les rues du village sont de terre et de poussière, les moteurs sont de
gros cracheurs de fumées noires...) – lui a échappé à la question dérangeante
qui allait arriver et qu’il a sans doute devinée... C’est la première fois qu’une
rencontre finie ainsi en queue de poisson – meilleure était la truite d’hier...
Mais ce n’est bien sûr pas un hasard si c’est en marchant dans ces contrées que
j’ai enfin connecté les informations autour de mes mésaventures avec l’Université
des Arts du Yucatán et des normes en vigueur dans le système éducatif mexicain
découvertes en décembre : tenue par la législation nationale, l’université ne
pouvait pas embaucher un professeur ne satisfaisant pas aux « exigences
sanitaires » de l’institution. J’assume, et plutôt mille fois qu’une !...[2]
Prolonger d’une nuit dans la montagne ? Après avoir dansé les lettres
hébraïques et reçu une « réponse dans le mouvement » à un
questionnement sur la troisième lettre Guimel, je sens plutôt d’entamer
doucement la descente, vois qu’il y a encore des forêts amies sur des
kilomètres, trouve une hauteur isolée de la route et m’installe là pour
contempler doucement le coucher de soleil qui m’entraîne dans sa paix...
Ce
que je prends pour un chant d’oiseau me réveille presque en ce dernier jour de
marche, après une nuit sous un ciel étoilé perçant entre les branches éparses
des sapins et des feuillus, la tête hors de la tente à humer la douce odeur des
feuilles mortes mêlées d’épines épicées. Très doucement je tourne la tête pour
repérer d’où vient ce chant un peu étrange...et découvre un écureuil qui saute
joyeux de branche en branche ! Il a repéré mon mouvement de tête et s’est
tu et immobilisé un instant, mais rapidement il reprend ses cabrioles
enchantées. Je viens de découvrir le chant des écureuils.
Je suis seul et loin de tout sur cette bande de terre surélevée : une fois mon
abri plié et rangé, je peux danser tout l’alphabet hébraïque nu, debout ou
allongé, au gré des danses. Aujourd’hui, je ne suis pas l’ordre possible des
lettres dans l’Arbre des Sephiroth comme les jours précédents, mais l’ordre
alphabétique, tout simplement. Et à ma plus grande surprise, des changements se
font tout seuls, sans que j’aie à y penser, seulement à y être attentif : pour
sept lettres et la méditation en mouvement de l’Arbre des Sephiroth, ce sont
des ajustements (essentiellement des placements de respiration) ; mais pour
cinq lettres, ce sont des modifications sur certains mouvements, qui me demandent
d’y revenir plusieurs fois pour bien les mémoriser. Je suis ébahi : depuis cinq
ans et demi que je danse les lettres et presque quatre ans et demi que j’entre
dans les formes personnelles de chacune des chorégraphies, c’est bien la
première fois qu’il y a autant de modifications, et qui toutes sonnent juste !
Et pour la première fois, je danse pour les personnes malades ou décédées que
je connais, et pour la paix dans le monde (ce que je continue depuis). En ces neuf jours et nuits de marche dans ces
hautes montagnes mexicaines, un vrai travail s’est fait en moi, comme si je m’étais
rendu disponible et avais reçu, sans même avoir rien demandé. Cela a des
apparences de voyage initiatique...
Mais il s’agit maintenant de redescendre : Benito Juárez était à 2800 mètres,
Teotitlán m’attend à 1700 mètres d’altitude. En avant, ultreia! – ce
refrain de Compostelle m’accompagne presque toute la matinée. Je retrouve le
petit virage où Jonathan m’avait dit qu’il était possible de couper pour éviter
les kilomètres de piste, et m’engage sur ce terrain d’arbres et de buissons
avec en tête la consigne qui m’avait été donnée : bien rester sur la partie
haute, ne descendre ni à gauche, ni à droite. Comme lundi, étrangement, après
ce qui se va se révéler être un parcours hyper sportif fait de glissades, de
sauts, de flexions et d’autres acrobaties, mon genou droit (aux douleurs
récurrentes depuis mon immobilisation post fracture des côtes) se porte mille
fois mieux que lors d’une marche régulière sur les sentiers...
Mais cette fois, à la différence de lundi, la direction à suivre est simple et
claire : plein Sud, vers le bas. Pourtant, une fois arrivé aux limites du
monticule où les indications de Jonathan fonctionnaient, il s’est agi de faire
preuve d’imagination et d’intuition afin de continuer d’avancer dans ce qui n’était
plus que pentes chaotiques, puis lit asséché du feu Rio verde. Faire comme
l’eau : glisser entre les aspérités du chemin sans jamais s’accrocher,
afin de continuer sa course… Me sont alors revenus les vers d’Antonio Machado,
qui décidément me suivent et m’accompagnent : « Caminate no hay camino,
el camino se hace al andar » – « Marcheur, il n’y a pas de chemin
hormis celui que tu traces en marchant ». En marchant, toujours : bienheureux, en
marche !
[1] Le Président Obrador s'est inspiré de cette coutume au
niveau national en faisant voter une loi permettant la révocation du Président
par le peuple - ah, si seulement en France…
[2] À
mon retour, j’ai mis un message oral à Diana Bayardo, la directrice du
département de danse de l’Université des Arts du Yucatan, pour lui partager ma
prise de conscience : elle m’a confirmé cela, et m’a écrit que si elle
reprenait ses activités privées et que j’étais toujours là, elle serait
heureuse que nous travaillons ensemble. Je me réjouis de sa réponse… pour le
temps présent !...
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